mercredi 24 mai 2017

Selon J.-R. Delaistre (XIXe s.), les pyramides d’Égypte “surchargent la terre d'un vain poids”


Texte extrait du Manuel de l'architecte et de l'ingénieur : ouvrage utile aux entrepreneurs, conducteurs de travaux, maîtres maçons, de J.-R. Delaistre, ingénieur pensionné et ancien professeur à l'Ecole Militaire de Paris (1825)
Illustration extraite de "The Land of the Pyramids", par  J. Chesnay (1884)
“... les Égyptiens peuvent être regardés comme les premiers qui aient fait de l'architecture une science et un art. Chez eux, on trouve des proportions géométriques qui assurent la solidité de la construction. Leurs lignes, que n'approuverait pas un goût sévère, sont au moins remarquables par leur régularité. Témoins ces fameuses pyramides qui ont triomphé du temps depuis quarante siècles, et dont la hardiesse de conception étonnante excite encore l'admiration. Mais, quoiqu'elles attestent que les arts étaient cultivés chez cette nation, quoi qu'elles témoignent de la science de ceux qui les ont construites, elles prouvent en même temps que le sentiment du beau, sentiment aussi délicat qu'il est exquis, seule véritable base des arts, leur était inconnu.
En effet, la perfection réelle de l’architecture est de cacher le travail de l'homme sous le charme de son ouvrage ; elle doit toujours servir à l'utilité, plaire d'autant plus qu'elle est plus commode.Tous ses ornements, tout ce qu'il y a de beau dans ses créations, doit ressortir du fond, même de ce qui lui est nécessaire. Toute autre conception, telle hardie qu'elle soit, peut bien un instant, par l’étonnement qu'elle cause, forcer une sorte d'admiration et d'éblouissement ; mais elle ne saurait longtemps plaire à l'homme civilisé qui demande à l'architecture ce qu'elle est appelée à produire, des édifices utiles à l'espèce humaine, et dont tous les matériaux révèlent d'une manière heureuse cette même utilité.
Telles ne sont pas, sans doute, les pyramides d'Égypte. À la vue de ces masses orgueilleuses, élevées par l'esclavage, pour satisfaire la bizarre présomption d'obscurs monarques, et qui surchargent la terre d'un vain poids, notre âme erre dans un vague indéfini, inexprimable ; elle est agitée de mille sensations, admirant, il est vrai, l'immense force qui les a construites, mais sans aucun mélange de reconnaissance ou de plaisir ; la pensée se reporte sur ces temps antiques, elle voit des générations entières se consumant, pendant des siècles, sur les monuments destinés à flatter l'inconcevable délire d'orgueil et les frivoles passions de superbes despotes. Nous gémissons, et après le premier tribut d'admiration arraché par ces étonnants débris d'une antiquité presque fabuleuse, revenant à des sentiments plus dignes de l'homme, nous sommes tentés de maudire la force magique et barbare qui nous les a conservés.