jeudi 1 juin 2017

Les pyramides égyptiennes “présentent une admirable habileté d'appareillage, même pour les plus grandes masses” (Roger Peyre - XIXe s.)

Roger Peyre (1848-19..) était un homme de lettres, agrégé d’histoire et de géographie. Il fut, entre autres responsabilités, membre des jurys d’admission à l’Exposition internationale de 1900. Le texte ci-dessous est extrait de son Histoire générale des beaux-arts, 1894
Tableau de Pierre Henri Theodore Tetar van Elven, 1885
Les pyramides à degrés, telles que celle de Sakkarah, qui date de la seconde dynastie (vers 4500), sont les plus anciens monuments du monde et seraient célèbres si les trois grandes pyramides de Giseh, élevées plus tard par Kouwou, Kawra et Menkerah (entre 4200 et 3900) (1), dans la quatrième dynastie, ne les avaient fait oublier. Ces pyramides présentaient encore au temps des Romains un revêtement uni ; mais elles ont servi de carrière aux pays environnants. Ce qui fait qu'aujourd'hui elles s'élèvent par degrés, comme celles qui avaient été primitivement construites ainsi. Malgré ces pertes, la plus haute de ces pyramides, celle de Kouwou, a encore aujourd'hui 142 mètres de hauteur ; sa base a 248 mètres environ, soit la longueur de l'ancienne façade des Tuileries, entre le pavillon de Flore et le pavillon Marsan.
On ne mit que trente ans à rassembler les matériaux et à achever cet immense ouvrage. Il est vrai que 100.000 hommes, qu'on relevait tous les trois mois, étaient employés à ce travail.
Des chambres sépulcrales sont ménagées à l'intérieur, mais l'accès en était rendu difficile à dessein ; on n'y arrive que par des couloirs étroits, obscurs, dont l'entrée est dissimulée. L'entrée se trouvait à 50 mètres du sol, et était fermée par une pierre qui ne se distinguait en rien de toutes celles qui l'environnaient. Dans les monuments de ce genre, bien souvent l'explorateur est engagé dans des chemins sans issue et sans but. Il est arrêté par de véritables herses de pierre. On cherchait à dérouter le curieux ou le voleur par des stratagèmes ingénieux qui lui opposaient des difficultés morales et intellectuelles aussi bien que matérielles, et lui présentaient de véritables énigmes.
Dans la pyramide de Menkerah, on parvient après de longs et pénibles efforts à une salle d'une très grande richesse d'ornementation, mais qui était restée inachevée. On voulait laisser croire que le tombeau n'avait pas été terminé et qu'il était inutile d'aller plus loin ; c'était cependant au delà de cette pièce que se trouvait la salle qui contenait les momies et les trésors. Dans un autre tombeau plus moderne, on était brusquement arrêté par une ouverture béante ; mais une pierre en faible saillie de l'autre côté du précipice permettait de le franchir en jetant une poutre en travers de l'ouverture.
Ce qui montre mieux encore à quel point les Égyptiens ne reculaient devant aucun travail pour cacher ce qu'ils désiraient soustraire aux recherches, c'est le labyrinthe construit vers 2900 avant J.-C. par Amenhemat, à quelque distance et à l'ouest du lac Mœris et près de Crocodilopolis. Il se composait, dit-on, de 3.000 chambres, dont 1.500 souterraines. On ne pouvait parvenir aux douze grandes pièces centrales que par des chemins si tortueux, si compliqués, qu'il était impossible de ne pas s'y perdre, si l'on n'était accompagné d'un guide. C'était là que se cachaient le trésor religieux de l'Égypte, les sépultures de plusieurs rois et de plusieurs animaux sacrés.
(...)

Le respect de la discipline inné chez les Égyptiens

Pour revenir aux pyramides, ces monuments ne sont pas seulement remarquables par leur dimension ; ils présentent aussi une admirable habileté d'appareillage, même pour les plus grandes masses. Dans les galeries intérieures, les pierres sont si bien jointes et si bien équilibrées qu'encore aujourd'hui on ne pourrait passer l'ongle dans les interstices. Les plafonds en dalles posées sur des poutres de pierre qui couvrent les chambres sépulcrales ont supporté depuis des milliers d'années le poids colossal qui les surmonte. Mais ce qui nous étonne le plus, c'est que l'on ait pu remuer ces matériaux énormes, étager ces prodigieuses constructions, dresser enfin des obélisques, lorsqu'on n'avait à sa disposition que le plan incliné, la roue et la poulie. Il faut, pour se l'expliquer, penser au respect de la discipline inné chez les Égyptiens, et au pouvoir absolu des rois qui les gouvernaient.
Un jour, raconte Maxime Ducamp, me trouvant dans les ruines de Thèbes, je m'écriai involontairement : “Mais comment ont-ils fait tout cela ?” Mon drogman Joseph, qui est un grand philosophe, me toucha le bras, et, me montrant un palmier qui se balançait au loin, il me dit : “Voilà avec quoi ils ont fait tout cela. Savez-vous, signor, qu'avec cent mille branches de palmier cassées sur le dos de gens qui ont toujours les épaules nues, on bâtit bien des palais, et des temples par-dessus le marché !” C'est là une application utile peut-être, mais assurément très indirecte, du bois à l'architecture.
La Bible nous a conservé le souvenir des vexations auxquelles les corvées exposaient surtout les peuples tributaires.
Les artistes qui élevaient ces édifices gigantesques avaient déjà aussi le sentiment de l'élégance, comme le montre le petit temple de granit et d'albâtre découvert par Mariette auprès de la pyramide de Chéphren.” 

(1) Hérodote les appelle Chéops, Chéphren et Mycérinos.